Une photo pour l’éternité
Avec cette photo, Robert Capa fige l’histoire d’un peuple en lutte. Elle sera son passeport pour une renommée mondiale. Elle sera aussi au centre de débats, encore d’actualité. La vérité est-elle plus importante que le symbole ?
Emigré juif hongrois
Endre Ernö Friedmann est né en 1913 à Budapest, dans une famille juive. Il émigre en 1933 pour la France et commence à travailler pour l’hebdomadaire français Vu. Trois ans plus tard, avec l’aide de sa compagne Gerda Taro, elle aussi journaliste, il change d’identité afin de mieux vendre ses photos : il devient Robert Capa, riche photographe américain. C’est sous ce pseudonyme qu’il part cette même année, couvrir la guerre civile espagnole sur le front républicain. Il sera plus tard le correspondant du célèbre hebdomadaire américain Life, notamment lors du conflit sino-japonais, le débarquement en Normandie et la guerre d’Indochine en 1954, où il va trouver la mort.
Une photo signature du style Capa
Considéré comme le père du photojournalisme, Robert Capa rompt dès ses débuts, avec les codes de la prise de vue. Il privilégie la proximité avec ses sujets et l’instantanéité, quitte à sacrifier la netteté, pour souligner le mouvement. En rupture avec les usages, il va imposer son style. Une photo, emblématique de celui-ci, a parcouru le monde, apportant célébrité à son auteur. Elle va attirer l’attention du monde sur le drame espagnol.
Mort d’un milicien
Le 23 septembre 1936, Vu consacre une double page à la guerre d’Espagne. Le magazine publie les clichés de Robert Capa.
Deux photos d’une même série illustrent les combats au front : « mort d’un milicien » et « mort d’un second milicien ». Bien que le cadre soit similaire, seule la première passera à la postérité. Le milicien, encore debout est entraîné dans la chute, semble-t-il fauché par une balle ennemie. L’image suspend le temps : l’instant de la mort y est figé. La photographie de Capa est devenue un symbole : celui de la lutte contre le franquisme, de l’engagement des républicains jusqu’au sacrifice de leur vie pour leurs convictions, fusil à la main jusqu’à l’ultime seconde. L’image capturée est perçue comme une allégorie de la chute de la deuxième République.
La photo aurait été prise le 5 septembre 1936, dans la province de Cordoue, lors de la bataille de Cerro Muriano. Quant au milicien, dont l’identité demeurait secrète, il s’agirait de Federico Borrell Garcia, un anarchiste militant de la CNT, né en 1912 et effectivement décédé le 5 septembre 1936 lors de cette bataille.
Phtographe de guerre immergé
Un symbole de la lutte républicaine, mais aussi du courage des journalistes de guerre, pour les risques encourus dans le but d’informer. Pour prendre ce cliché, il est évident que Capa a dû s’approcher au plus près du milicien. Sur les zones de conflits, le photographe utilise un Leica, appareil compact, léger, qui facilite ses déplacements et lui permet cette proximité avec le sujet.
La «mort d’un milicien » n’acquiert pas sa notoriété dès sa première publication. Cette dernière passe même plutôt inaperçue. Mais au cours des mois suivants, de nombreux magazines français et étrangers reprennent le cliché, jusqu’à la désormais célèbre publication dans Life, du 12 juillet 1937. Cet hebdomadaire américain publie un article sur la guerre civile intitulé : « Death in Spain : the civil war has taken 500.000 lives on a year. ». Cette fois-ci, la photo « mort d’un milicien » est publiée seule.
Témoignage historique ou mise en scène engagée ?
Au-delà du caractère symbolique unanimement souligné, la photo fut au centre de polémiques dès les années 1970 et plus récemment, fin des années 2000. En cause : la véracité de la photographie. La « mort d’un milicien » est accusée de n’être qu’une mise en scène. Le lieu indiqué de la photographie a notamment créé un débat. Dans un premier temps il a été affirmé qu’elle a été prise à Cerro Muriano. Néanmoins, après analyse, le paysage de la photographie, ne ressemblerait pas à celui du lieu indiqué. El Periodico, un quotidien édité à Barcelone, identifie en 2009, le lieu de la photo comme Espejo, à cinquante kilomètres plus au sud. Le paysage cette fois-ci correspond. Seul hic : la date. La bataille d’Espejo n’a eu lieu qu’à partir du 22 septembre, il n’est donc pas possible qu’elle ait été prise le 5 septembre lors du combat. Plusieurs hypothèses : soit il s’agit d’une mise en scène, ne montrant donc pas la mort d’un milicien, soit la date est inexacte et le cliché a été en réalité pris le 22 septembre, pour être publié dès le lendemain.
Néanmoins, ce changement implique aussi la remise en cause de l’identité du milicien, désigné comme étant Federico Borell Garcia mort à Cerro Muriano. De plus, selon un de ses amis, qui a publié ses mémoires, le milicien serait mort en réalité au pied d’un arbre, ce qui n’est vraisemblablement pas le cas ici.
Clairement en faveur de la victoire des Républicains
La « mort d’un milicien » n’est pas le seul cliché de Robert Capa à avoir créée la polémique. Le photographe, connu pour son engagement, sait qu’une image fictive peut recréer une réalité, dotée d’une force symbolique supérieure à un cliché pris sur le vif. Il a d’ailleurs, lors d’un précédent voyage en Espagne, mis en scène ses photos en faveur d’une victoire républicaine. Une technique à l’époque assez commune dans la photographie militaire. Cette théorie d’une mise en scène s’affirme avec la « mort d’un milicien », lorsque l’image est comparée avec celles de la même série. Des coïncidences de cadrage et de position du sujet qui questionnent.
Les diverses théories plus ou moins crédibles qui ont été développées soulignent à quel point cette photo intrigue. Il est probable que ces interrogations restent sans réponse. Les négatifs, seuls à détenir la vérité, ont été malheureusement perdus. Mais ne vaut-il pas mieux sauvegarder le mystère ? Il n’est pas étranger à la construction du mythe.
Sélène Llamas
Liens externes :
Exposition BNF 2004 : http://expositions.bnf.fr/capa/arret/1/index3.htm
La valise mexicaine : https://journals.openedition.org/genesis/1479