La mémoire resurgie
Les objets ayant appartenu à nos ascendants ont très souvent un pouvoir d’évocation extrêmement puissant. Surtout quand ils réapparaissent de manière inattendue. C’est ce qui est arrivé aux filles du lieutenant-colonel Enrique Zudaire Menezo de l’armée républicaine espagnole.
l’exil, los refugiados, la retirada
Voilà, c’est fin février 1939. Ils passent les Pyrénées par le col du Perthus et dans les conditions que vous, lecteur, connaissez. Arrivés en France, pays des Droits de l’Homme, de la Liberté, ils pensent être bien accueillis, réconfortés, réchauffés. Au lieu de cela ce sont les camps de concentration. Ils se retrouvent parqués derrière les barbelés des plages d’Argelès-sur-Mer[1], du Barcarès, etc. Enrique Zudaire est interné au fort de Collioure. Cet endroit est une prison. Il est réservé aux gradés de l’armée républicaine car Enrique est lieutenant-colonel. Puis vient l’épisode du camp de Gurs. Encore un camp de plus pour Enrique Zudaire ! Gurs[2] est le plus grand camp du Sud de la France avec 18 500 personnes. Construit en 42 jours en mars 1939, 25 577 espagnols transitent par là. « Gurs, une drôle de syllabe, comme un sanglot qui ne sort pas de la gorge » dit Louis Aragon. Enrique Zudaire le quitte en 1940, croyons-nous. Nous avons beaucoup d’incertitudes, car il ne parlera jamais de ces épisodes-là. Il doit avancer, refaire sa vie ici, et pour cela balayer le passé, en apparence du moins. Un de nos grands regrets est de ne lui avoir posé aucune question.
Dans la résistance française
Il se marie en novembre 1942 avec maman. Il travaille dans les forêts des Landes autour de Saint-Justin. Il est au compte de l’usine de meubles de Coarraze, dans les P.-Atlantiques. Il effectuera toute sa carrière dans cette entreprise. Il part toute la semaine pour son travail, et revient en fin de semaine. Un samedi, maman attend son retour, en vain. Une cousine lui apprend qu’il y a eu une rafle et que son mari a été amené au fort du Hâ à Bordeaux. Papa avait mis cette cousine au courant de ses activités dans la Résistance. En effet, il réceptionnait des armes parachutées par les Anglais. Ensemble, elles se rendent à la prison. Là, elles rencontrent un officier SS et apprennent qu’Enrique vient de partir pour Compiègne[3], un camp de rassemblement à destination de l’Allemagne. Encore et toujours les camps !
Les camps allemands
Il arrive au camp de Neuengamme[4] le 21 mai 1944. Enrique et ses codétenus sont ensuite rapidement envoyés vers d’autres camps[5]. Pour notre père c’est Ravensbrück[6]–[7] où il va travailler pour des aciéries. La tâche est très pénible. Dans les camps où il passe, on le surnomme « l’homme à la cravate[8]–[9] ». Il porte toujours autour du cou un bout de ficelle, ersatz de cravate, symbole de sa dignité d’homme, dit-il… Il est libéré par les Russes, le 7 mai 1945. Une des rares fois où il nous en a parlé, il nous a raconté être sorti d’un baraquement et s’être vu entouré d’une nuée d’hommes à cheval, des cosaques. Le bruit des sabots avait été étouffé par la neige.
Trois quarts de siècle après, l’ITS retrouve l’une des deux sœurs
En Janvier 2018, nous sommes contactés par un organisme allemand, l’ITS (International Tracing Service, service international de recherches) situé à Bad Arolsen (à 200 km au nord de Düsseldorf). Nous pensons à un canular de mauvais goût. Ce mail est complètement surréaliste. Il émane d’un institut en Allemagne, et parle d’objets ayant appartenu à des déportés. Il évoque des recherches qui ont eu lieu depuis de nombreuses années pour retrouver les descendants des propriétaires… Il est question de documents concernant la déportation de notre père, de restitution d’effets personnels confisqués par les nazis à son arrivée à Ravensbrück. Il s’agit d’une montre et un stylo plume.
Personne n’arrive à Bad Arolsen par hasard
Nous atterrissons à Düsseldorf, puis nous roulons trois heures durant. Arrivés à Bad Arolsen[10], nous découvrons le centre des archives. Datant de la fin des années 1950, le bâtiment est sans âme, triste et glauque comme les histoires qu’il renferme. Nous avons rendez-vous à 9 heures avec Nathalie Letierce Liebig. Elle travaille là. Nathalie et ses collègues font un énorme travail pour retrouver les familles de déportés et restituer les objets leur ayant appartenu. Cinquante millions de fiches y sont conservées. La ville de Bad Arolsen se situe au cœur d’une région où l’administration hitlérienne avait ouvert des camps de concentration. La rigueur et la manie germanique de l’ordre, du classement, du comptage dans son aspect le plus absurde : ils sont allés jusqu’à compter les poux des détenus !!!. Tout cela aura au moins servi à ce que tous ces objets soient récupérés. Nous avons pu obtenir tous les documents (les photocopies bien sûr), toutes les listes où le nom d’Enrique Zudaire figure. Nous avons aussi eu entre les mains la tristement célèbre liste de Schindler !!! Nous ne remercierons jamais assez Nathalie Letierce Liebig et les autres personnes pour le travail qu’elles fournissent, leur bon accueil, leur compétence, leur dévouement, leur gentillesse. Nous avons récupéré le stylo et la montre de notre père. Et, Ô surprise, la montre fonctionne encore !
Gabrielle : « Pour moi, ce voyage fait avec mon époux, ma fille et ma petite-fille, est comme une victoire sur l’oubli, une petite revanche sur la barbarie. Pour nous, enfants de déportés, c’est un lien renoué avec la mémoire. Cette montre et ce stylo, avec ma sœur Sylvie nous nous les prenons à tour de rôle, ils sont inséparables, et nous ne les séparerons jamais. Le nom d’Enrique Zudaire figure dans le Livre Mémorial de la fondation pour la Mémoire de la Déportation. Nous avons été tous les quatre vraiment heureux d’avoir fait ce voyage qui nous a profondément marqués. J’ai été émue, bouleversée, tout un passé qui remonte après 74 ans, avec ces 2 objets !
« Objets inanimés, avez-vous donc une âme ? ». se demandait Baudelaire… En l’occurrence ici, ils en ont une, et quand on les tient dans la main, on ressent une vibration, une force… »
Gabrielle et Sylvie Zudaire.
Le stylo
La montre
- Voir Un exode massif depuis l’Espagne ↑
- Voir L’histoire de la création du camp de Gurs. ↑
- Voir le CONVOI du 21 MAI 1944. COMPIEGNE – NEUENGAMME ↑
- Voir le site officiel allemand ↑
- La Fondation pour la Mémoire de la Déportation (FMD) signale la présence d’Enrique Zudaire dans le camp de Watenstedt – bas de page (En mai 1944, le Kommando extérieur du camp de concentration de Neuengamme, Watenstedt/Leinde, est aménagé pour l’utilisation de la main-d’œuvre concentrationnaire dans les aciéries de Brunswick) ↑
- Voir La deportación de los vascos a los campos del Tercer Reich p. 34 ↑
- C’était le camp des femmes et des enfants ↑
- « L’homme à la cravate » en anglais – voir la traduction ci-dessous. ↑
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« L’homme à la cravate »
« Quelqu’un essaie de m’abuser », pensa Gabrielle Fourcade lorsqu’elle reçut la lettre du Service international de recherches (ITS). Pourrait-il vraiment y avoir des effets personnels de son père que les nazis lui avaient enlevés au moment de son arrestation il y a plus de soixante-dix ans ? »
Cependant, comme la lettre incluait le numéro de détenu de son père, la Française a fait des recherches et a contacté l’ITS. Enfin, en avril 2019, elle est venue à Bad Arolsen avec son mari Francis, sa fille Muriel et sa petite-fille Éloïse pour récupérer la montre et le stylo-plume de son père. L’évènement – qui s’est déroulé quatre-vingts ans après la fin de la guerre civile espagnole et cinquante ans après la mort de son père – était hautement symbolique pour Gabrielle. « Tout ce qui a à voir avec mon père est très émouvant pour moi ! ».
Enrique Zudaire Menezo est né au Pays basque le 30 juin 1911. Après une formation à l’académie militaire de Madrid, il accède rapidement au grade de commandant de l’armée espagnole. Lorsque la guerre civile éclata en Espagne en 1936, il combattit le régime de Franco. Après la victoire fasciste de 1939, Enrique s’est enfui en France, où les réfugiés de la guerre d’Espagne – au nombre de 500 000 environ – ont été placés en détention, dont beaucoup dans des conditions dégradantes. Enrique a également été détenu dans divers camps d’internement.
Après sa libération, il a changé son nom pour Henri Zudaire et a fondé une famille à Coarraze dans les Pyrénées. Lorsque les nazis occupent la France, il rejoint la Résistance. Quelqu’un a apparemment dénoncé. Il a d’abord été détenu à la prison du fort du Hâ, puis au camp de Royallieu près de Compiègne, qui servait aux nazis de camp de rassemblement pour les transports de prisonniers vers l’Allemagne. C’est justement un tel transport qui l’a emmené avec plus de 2000 hommes au camp de concentration de Neuengamme le 21 mai 1944. Selon un document ITS, Henri y a reçu le numéro de détenu 31971 et a été affecté aux travaux forcés à l’usine Hermann Göring à le sous-camp de Watenstedt.
Gabrielle raconte comment son père est resté optimiste malgré la situation défavorable et a même tenté de redonner espoir à ses codétenus. Il s’est également démarqué des autres par son apparence extérieure. Il se fabriqua une cravate à l’aide d’une ficelle et la porta autour de son cou. Dans le camp de concentration, il était donc connu comme « l’homme à la cravate ». « Je pense qu’il voulait montrer que, si inhumaines que soient les conditions, il avait gardé sa dignité ».
La visite en Allemagne a profondément impressionné la petite-fille d’Henri, Muriel. « C’était plus qu’émouvant de retracer le voyage que mon grand-père a fait dans ces années sombres – un voyage qui semble maintenant plus clair, plus concret, plus réel ». ↑
- La montre et le stylo sur le site de l’ITS ↑
Bonjour,
Excellent article. Merci.
Peut-être faudrait-il préférer à Deuxième république, « Seconde république ». La troisième n’a pas hélas encore éclos.
saludo republicano
emmanuel dorronsoro